Une femme sans-papiers devenue aveugle faute de soins

[:fr]Gabrielle Duchaine, La Presse, 12 juin 2017

Depuis plus de 30 ans, Marcia a peur. Peur de traverser la rue sur un feu rouge et qu’un policier ne la surprenne. Peur que ses employeurs ne découvrent son secret. Peur de consulter un médecin et d’être démasquée parce qu’elle n’a pas de carte d’assurance maladie.

Elle a si peur, en fait, que la femme d’origine caribéenne a attendu plus de deux ans avant d’aller à l’hôpital lorsqu’elle est tombée malade, il y a quelques années. Le diagnostic de diabète a été posé trop tard. Celui de glaucome aussi.

Incapable d’avoir accès aux soins nécessaires, elle est devenue aveugle en 2015.

Nous avons rencontré Marcia (nous lui avons donné ce prénom d’emprunt pour des raisons de sécurité) la semaine dernière chez une membre du groupe de soutien qui lui vient en aide. Elle ne voulait pas nous recevoir chez elle. Encore à cause de cette peur.

Marcia vit illégalement au Québec depuis 1981. Elle a quitté son pays d’origine, que nous ne nommons pas pour protéger son identité, à l’âge de 22 ans. Elle a travaillé plusieurs années comme nounou à Montréal, vivant chez les familles qui l’employaient.

« Ça faisait leur affaire que je n’aie pas de papiers. Ils pouvaient me payer moins cher. Et pour moi, c’était simple », dit Marcia.

Au bout de quelques années, elle s’est trouvé un appartement et a continué à garder des enfants et à faire des ménages. Elle a voulu régulariser son statut, mais elle n’avait pas les moyens de payer un avocat. Alors elle a continué à vivre dans la clandestinité. C’est devenu son secret. À ses amis, à ses employeurs, elle a tout caché. « Je gardais tout refoulé à l’intérieur », dit-elle.

C’est pour ça que vers 2010, lorsqu’elle a commencé à se sentir mal, elle n’a pas pu demander conseil à ses proches. « Tout le monde me disait que je perdais du poids, que ce n’était pas normal. Je trouvais des excuses. Je ne pouvais pas dire que j’étais malade. On m’aurait dit d’aller voir un médecin, mais je ne pouvais pas. Je n’avais pas d’argent et pas d’assurance maladie. Et j’avais tellement peur de me faire dénoncer à l’immigration. »

UN RÉSULTAT ALARMANT

Un matin de 2013, elle a décidé que c’en était assez. « Je n’en pouvais plus de ne pas savoir ce que j’avais. Je me suis dit : « C’est aujourd’hui que j’y vais. Tant pis pour ce qui m’arrivera. » »

Chaque détail de son arrivée à l’Hôpital général de Montréal est encore vif dans sa mémoire. Elle se revoit faire la queue pour voir l’infirmière du triage. Elle se souvient avoir tremblé lorsque la femme l’a invitée à s’asseoir et lui a demandé sa carte d’assurance maladie.

« Je n’en ai pas. Je n’ai pas de papiers », a-t-elle répondu.

L’infirmière a eu pitié. « Elle m’a dit : « Donne-moi ton doigt. » Elle a testé le sucre dans mon sang. »

Le résultat était alarmant. Marcia a été admise aux urgences. Ce soir-là, le médecin a insisté pour qu’elle y passe la nuit. Elle a refusé. « Je n’avais pas d’argent pour payer le lit. »

L’équipe médicale l’a laissée partir contre la promesse formelle qu’elle reviendrait le lendemain. Durant les semaines suivantes, elle a été soignée gratuitement, et secrètement. « Quand j’arrivais, les infirmières appelaient un médecin dont elles savaient qu’il accepterait de me voir. »

Après six semaines, on lui a dit qu’elle ne pourrait plus venir. « Ils ont dit qu’ils auraient des problèmes. » Elle a été orientée vers la clinique de Médecins du monde, où elle a été prise en charge.

En 2015, elle a reçu un diagnostic de glaucome, maladie des yeux associée au diabète.

« Ça faisait longtemps que je ne voyais pas bien, mais je me concentrais sur mon diabète. Et je n’avais pas accès à un ophtalmologiste », raconte Marcia.

Une collecte de fonds lui a permis d’obtenir une opération d’urgence pour sauver sa vue. Mais il était trop tard. Marcia est devenue aveugle.

Elle ne travaille plus. Elle ne sort jamais seule de chez elle. Depuis un an, son groupe de soutien se bat pour qu’elle ait accès à des services de réadaptation qui lui permettraient de retrouver un peu d’autonomie. Il a fallu de nombreuses pressions, dont celles du CLSC local, et une conférence de presse pour que le centre de réadaptation accepte, il y a quelques semaines, de la soigner. Une promesse qui ne s’est pas encore concrétisée.

Entre-temps, elle a déposé une demande de résidence permanente pour motifs humanitaires. Elle attend la décision. Sa prochaine bataille sera celle de l’accès au transport adapté pour se rendre au centre de réadaptation.

Pour la Dre Nazila Bettache, interniste au CHUM et militante, l’état de santé de Marcia serait aujourd’hui probablement différent si elle avait reçu les soins requis. « Tout le monde devrait avoir accès aux soins de santé », dit-elle.

Quant à Marcia, elle a l’impression de s’être fait voler. « Si le système avait été différent, j’aurais encore mes yeux. J’aurais pu parler de mes problèmes à quelqu’un. Un médecin se serait rendu compte de mon état plus tôt. Le système doit changer parce que je ne suis pas la seule dans cette situation. »[:]