Soigner des patients clandestins

[:fr]Gabrielle Duchaine, La Presse, 12 juin 2017

La scène, hautement inhabituelle, se déroule dans un des plus grands hôpitaux de Montréal. Une médecin spécialiste attend son patient à l’entrée principale. C’est elle-même qui l’escortera jusqu’à son bureau. Le malade n’est pas célèbre. Ce n’est pas un grand politicien. Il n’a pas payé une somme astronomique pour avoir un traitement de faveur. C’est un sans-papiers qui n’a pas droit aux soins de santé gratuits.

De temps en temps, la spécialiste reçoit, bénévolement, des malades qui ont absolument besoin de son expertise. « Je viens les chercher en personne à la porte pour que personne ne leur pose de questions. S’ils sont démasqués, on va les envoyer à la perception et comme ils n’ont pas les moyens de payer, ils ne se rendront jamais jusqu’à moi. En plus, ils ont peur », dit-elle.

Elle nous raconte ceci à condition que nous ne révélions ni son nom ni celui de l’hôpital. Pas qu’elle ait honte de son bénévolat, bien au contraire. Elle aimerait voir plus de médecins suivre son exemple. « Mais je ne voudrais pas que mon employeur le découvre. Je ne sais pas comment il réagirait. J’utilise un bureau et du matériel qui lui appartiennent. »

Au Québec, les clandestins n’ont qu’un seul point de chute officiel lorsqu’ils tombent malades : la clinique, gratuite, pour migrants à statut précaire de Médecins du monde (MDM), boulevard Crémazie à Montréal.

Deux jours par semaine, les personnes sans statut, en attente d’un statut, dont le statut a changé ou qui sont dans toute autre situation les privant de soins de santé peuvent y consulter une infirmière ou un médecin.

Ce n’est pas assez, prévient le Dr Nicolas Bergeron, président de l’organisme. « On remarque une plus grande affluence [le nombre de patients est passé de 537 à 791 en quatre ans] et c’est sûr qu’on ne peut pas absorber tout ça. On n’est pas un système, on est juste une partie. On va s’occuper de ces gens-là, mais on ne peut pas offrir le service complet. On n’a pas de [salles d’opération]. On ne peut pas accoucher les femmes. On répond à des besoins de santé primaires, mais pas quand ça va plus loin. On est limités. »

C’est ici qu’entre en scène un système parallèle de bénévoles du monde de la santé qui, dans l’ombre, soignent ces gens que leur adresse Médecins du monde. Un peu partout dans la province, l’organisme compte sur un réseau de laboratoires, de pharmacies, de cliniques et de médecins qui offrent certains services gratuitement, parfois de manière officielle, parfois non.

« Plusieurs médecins sont sensibles à la cause et acceptent de voir nos patients dans leurs milieux de pratique, mais ces milieux ne sont pas toujours au courant », explique Pénélope Boudreault, infirmière coordonnatrice à MDM.

DES PATIENTS COMME LES AUTRES

La Dre Loree Tamanaha est médecin de famille dans le quartier Villeray à Montréal. Elle accepte, parmi sa clientèle, quelques clandestins qu’elle traite de la même manière que des patients ordinaires, à la seule exception qu’elle n’est pas payée par la Régie de l’assurance maladie lorsqu’elle les reçoit dans son bureau. « MDM avait besoin de médecins pour suivre des gens qui souffrent de maladies chroniques. J’ai accepté d’en prendre. »

Au début, elle ne l’a pas dit au propriétaire de la clinique. « Je ne voulais pas qu’on me dise non. Je me suis dit que ces patients disparaîtraient dans ma pratique [elle a 700 patients]. » Puis, elle a décidé de jouer cartes sur table. Ses patrons ont accepté, à condition que cela n’ait pas d’impact sur le nombre d’inscriptions « officielles » à la clinique. Les sans-papiers ne comptent pas dans les quotas de patients imposés par le ministère de la Santé, une situation qui complique encore plus l’accès aux soins pour ces gens particulièrement vulnérables. Et même lorsqu’ils trouvent un médecin de famille, comme la Dre Tamanaha, la bataille n’est pas terminée. « Ce sont des gens qui ont des problèmes de santé complexes et qui ont besoin de plus que de seulement s’asseoir avec moi. On réussit à leur trouver des soins, mais c’est très compliqué. Ce n’est même pas proche de ce à quoi ils auraient accès avec une carte [d’assurance maladie]. »

Prescrire une prise de sang ou une radiographie à ces patients ou les adresser à un spécialiste peut prendre des allures de marathon. Même histoire pour trouver des médicaments abordables.

La famille Gonzales (nom fictif) en est un bon exemple. À Montréal depuis huit ans, le couple de Mexicains a tout tenté pour obtenir le statut de réfugié, en vain. Leur plus jeune fils est né ici. Depuis janvier, la famille est sans statut et vit cachée, visée par un ordre de renvoi. Elle n’a plus d’assurance médicaments et les parents gagnent un salaire bien en deçà du minimum fixé par la loi.

C’est grâce à la générosité d’un pharmacien s’ils arrivent à obtenir les médicaments dont leur fils aîné a absolument besoin. Le professionnel leur offre un rabais de plusieurs dizaines de dollars chaque mois. « Je connais la famille depuis sept ou huit ans, dit-il. [Le père] me fait confiance et il m’a parlé de sa situation. Je lui ai dit que tant qu’il avait une prescription d’un médecin canadien, j’allais l’aider. » À la pharmacie, aucun autre employé n’est au courant.

DIFFICILE ACCÈS AUX SOINS

« Ces gens-là n’ont pas accès aux soins dont ils ont besoin si ça devient un peu plus que ce qu’on peut offrir », constate le Dr Nicolas Bergeron.

Il existe des exceptions. Récemment, l’Institut de cardiologie de Montréal a accepté d’accueillir gratuitement une dizaine de patients sans statut chaque année et de leur offrir tous les tests et les soins dont ils auront besoin. Les médecins travaillent bénévolement et l’établissement couvre les autres coûts. Depuis Noël, ils ont accueilli cinq malades. « On voit vraiment ceux pour qui il y a urgence d’agir. Ces patients ont peur qu’on les retrouve. Ils sont dans notre société, mais ils vivent en marge », raconte l’infirmière responsable du projet, Clarissa Nolasco. Une facture est émise pour chaque patient, mais la direction sait qu’elle ne sera jamais payée. « Si on a un patient qui a besoin d’un séjour aux soins intensifs [qui coûtera très cher], on va faire une table ronde avant pour évaluer [la situation]. »

L’Institut de cardiologie est le seul hôpital à avoir un tel partenariat avec Médecins du monde. De l’autre côté du spectre, des établissements interdisent carrément à leur personnel de voir un patient avant qu’il ait payé, sauf en situation d’extrême urgence.

« La seule façon de passer, c’est d’être en détresse ou en travail », croit l’obstétricien Michel Welt, qui soigne de nombreuses personnes à statut précaire dont certaines sont au Canada clandestinement. Et même en cas d’urgence, c’est compliqué. « La perception vient leur demander de l’argent. Ça fait des chicanes sur les étages », dit le médecin. Sans compter les enjeux éthiques et légaux pour les médecins. « S’il arrive quelque chose, on sera responsables de ne pas avoir pris les moyens d’offrir les soins. »

Dans des cas d’accouchement, il raconte que des anesthésistes ont refusé de faire une épidurale si la patiente ne payait pas en argent comptant avant. Il y a quelques années, il a programmé une césarienne pour une femme sans carte d’assurance maladie qui en avait absolument besoin. Le Dr Welt n’a pas demandé de paiement. La patiente n’avait pas assez d’argent pour payer l’anesthésiste. Il a failli refuser de participer à l’intervention. Peu de temps après, une note était envoyée à tout le service interdisant de prévoir des interventions chirurgicales non urgentes (chirurgies électives) avant que la facture ne soit payée.

Chez MDM, on a entendu des histoires de médecins qui ont refusé de signer l’acte de naissance du bébé qu’ils venaient de mettre au monde tant que la maman ne payait pas la note.

Lorsqu’un hôpital accueille un sans-papiers, cela engendre inévitablement des dépenses pour le réseau public. Mais le Dr Nicolas Bergeron y va de cet avertissement : « On s’entend qu’il y a des coûts, minimaux. Mais c’est des grenailles qui sont absorbées dans le système, dit-il. Le citoyen va dire : « Moi, je paye mes taxes. J’ai droit à ça. Pourquoi je payerais pour les autres  ? » C’est là que nous, comme médecins, on dit que ça coûte moins cher de s’en occuper avant qu’ils arrivent à l’urgence en catastrophe. »

La chercheuse Marie Munoz-Bertrand, médecin-conseil à la Direction régionale de santé publique de Montréal et volontaire pour MDM, est du même avis. « Si un sans-papiers s’abstient de consulter malgré sa toux à cause des obstacles qu’on a dressés devant lui, et si on se rend compte, au bout de quatre mois, qu’il souffre de tuberculose… il aura eu quatre mois pour infecter d’autres personnes. Ce n’est pas un service à rendre à la société. »

– Avec la collaboration d’Isabelle Hachey, La Presse[:]