Travailler au noir… pour le gouvernement

[:fr]Isabelle Hachey, La Presse, 10 juin 2017

Ils vivent dans l’ombre. Ils triment dur, souvent la nuit. Ils sont invisibles. Et pourtant, les sans-papiers se comptent sans doute par milliers à Montréal. Certains d’entre eux travaillent même clandestinement… pour des organismes publics.

Au CSSS

Angela (nom fictif) se présente au rendez-vous avec trois clés USB neuves, toujours dans leur emballage de cellophane. Elle les a trouvées dans les poubelles du Centre de santé et de services sociaux (CSSS) de Montréal où elle fait le ménage, la nuit, depuis 2014. «Je me suis dit que cela pourrait servir. Il y a beaucoup de gaspillage, même de médicaments. Parfois, je trouve de l’insuline dans les poubelles.» Quand cela se produit, elle ne peut s’empêcher de penser qu’il y a probablement des sans-papiers diabétiques, quelque part à Montréal, qui en auraient cruellement besoin.

Angela ne croise jamais les employés du CSSS. Elle travaille de 20h à minuit, quand les bureaux sont vides. À 59 ans, cette Mexicaine toute menue est payée au noir par une agence de placement pour récurer les toilettes de l’édifice gouvernemental. Chaque soir, avant de se mettre au boulot, elle enfile un masque de papier et une paire de gants de latex normalement réservés aux infirmières et aux médecins. C’est qu’elle doit prendre ses précautions ; sans assurances, elle n’ose pas imaginer ce qui lui arriverait si elle tombait malade.

Dans les bureaux du centre-ville

Les rêves d’Olivia (nom fictif) s’obscurcissent un peu plus chaque nuit qu’elle passe à vider les poubelles d’un édifice de bureaux du centre-ville de Montréal. Elle se demande comment elle a pu en arriver là. Et surtout, comment s’en sortir.

Elle est arrivée à Montréal en juin 2015, pleine de grandes espérances. Elle avait prévu retourner aux études, étant donné que son diplôme africain n’était pas reconnu au Québec. Elle a frappé un mur en janvier, quand sa demande d’asile a été refusée. «Présentement, tous mes rêves sont en stand-by. Parfois, je me demande ce que je deviens, ce que je vais devenir. Je peux tourner en rond comme ça pendant des années, sans espoir.»

Le plus dur, dit-elle, c’est le regard des autres. «C’est humiliant. Je me sens inférieure, diminuée. Je suis obligée de ravaler ma fierté.» Elle qui a toujours détesté dépendre des autres n’a pas le choix; sans papiers pour se louer un appartement, elle squatte la chambre d’une connaissance. «Je ne suis pas libre.»

La jeune trentenaire fuit les gens. Elle s’est débranchée des réseaux sociaux et n’a plus de téléphone. Elle se retire du monde qui l’entoure, évite les nouvelles rencontres. «Dans ma situation, je n’ai pas droit à l’amour. Si je me mets avec quelqu’un, forcément il va apprendre ma situation et il va m’exploiter. Forcément, il va vouloir me traîner dans la boue. Les gens sont comme ça, ils peuvent se lever le matin et appeler la police. Autant rester seule.»

Au centre de tri

Roberto (nom fictif) n’a pas tenu le coup.

Pendant deux jours, debout devant le tapis roulant, il a trié les matières résiduelles recyclables que la région de Montréal déverse dans un centre de tri de Terrebonne. Il était payé 10 $ l’heure, versés en argent comptant par l’agence de placement qui l’avait recruté au métro Saint-Michel.

Au bout du deuxième jour, Roberto (*nom fictif) a lâché, incapable de tenir le rythme. Le centre de tri est géré par l’organisme à but non lucratif Tricentris et financé par des municipalités. Incapable de recruter suffisamment d’employés réguliers, l’organisme fait appel à des agences pour répondre à ses besoins de main-d’oeuvre.

Son directeur général, Frédéric Potvin, ignorait que des travailleurs occasionnels pouvaient parfois être payés au noir par certaines de ces agences. «Ça me révolte et ça me déçoit. C’est complètement contraire à notre mission et à nos valeurs, dit-il. Moi, je les paie bien, ces agences-là. Si elles ne paient pas au moins le salaire minimum à l’employé, c’est du vol.»

Tricentris se targue d’accorder une place centrale aux travailleurs. «Notre organigramme est inversé. Les trieurs s’y retrouvent au sommet», lit-on sur son site web.

Roberto a eu l’impression contraire. Depuis qu’il a émigré du Mexique, en 2009, il a perdu ses illusions. «Je pensais que le Canada était un pays humain. J’y ai trouvé un capitalisme sauvage. Et je suis tout en bas de la pyramide.»[:]